Pauline : « Mamie, raconte-moi un peu ton enfance. Où as-tu grandi et comment était constituée ta famille ? »
Jeanne : « Je suis née en 1948 à Reims où j’ai passé mon enfance. J’avais une sœur, tante Camille, qui avait 2 ans de plus que moi. Quand j’étais petite nous nous entendions bien je crois. Je n’ai pas beaucoup de souvenirs mais les photos montrent que nous jouions ensemble dans le jardin de mes parents, nous avions des poupées comme toutes les petites filles de notre âge et nous adorions jouer à la balançoire. Mon papa était artisan boulanger, son magasin était au dessous de notre maison. Le matin nous étions réveillées par l’odeur du pain frais, et un parfum de chocolat venait chatouiller nos narines. Ma mère tenait la mercerie à deux maisons de la boulangerie. Elle était passionnée de tous les tissus, dentelles, boutons qu’elle allait chercher une fois par mois à Paris. J’ai passé beaucoup de temps dans l’arrière boutique à mettre mes doigts dans les boîtes de boutons de toutes les couleurs et de toutes les tailles. Mais attention il n’était pas question de les mélanger, maman les avait rangés par taille dans des boîtes métalliques. »
Pauline : « ta maman ne travaillait pas à la boulangerie avec son mari comme le font la plupart des femmes de boulanger ? »
Jeanne : « non, mes parents ne le souhaitaient pas. Ils aimaient se retrouver le soir et raconter leur journée. A table nous les écoutions, chacun écoutant l’autre avec intérêt, ils aimaient tous les deux leur travail. Une jeune fille de 16 ans venait travailler à la boulangerie pour vendre pains et gâteaux que mon père avait confectionnés dès 3 heures le matin. Ma mère, quant à elle, n’aurait jamais accepté que quelqu’un travaille avec elle à la boutique. Elle adorait gérer seule, recevoir ses clientes fidèles, leur montrer ses dernières trouvailles à la capitale. »
Pauline : « Tante Camille et toi étiez bonnes élèves ? »
Jeanne : « Ma sœur était plutôt studieuse. Elle était une petite fille sérieuse en général. Elle avait de bonnes notes mais travaillait pour en avoir de meilleures. Parfois cela fonctionnait et parfois pas. Moi c’était différent. J’étais espiègle. L’école m’ennuyait. J’ai très vite ressenti que les murs de l’école m’empêchaient de déployer mes ailes. J’avais des notes correctes et elles me suffisaient. Je ne trouvait pas de valorisation dans ce domaine. Elle était ailleurs. Dans le sport. »
Pauline : « Ah oui ?! Qu’est ce que tu pratiquais comme sport ? »
Jeanne : « Mes parents m’ont mise sur des patins à glace quand j’avais 5 ans. C’est tellement jeune quand j’y pense… Mes pieds savaient comment se placer pour faire avancer mon corps dont le centre de gravité n’était pas très éloigné de la glace. En quelques jours seulement je pouvais glisser en marche arrière. L’étape suivante était la pirouette. Je voyais les filles et les garçons tourner sur eux-mêmes à une vitesse qui me fascinait. Je devais y arriver. Ma volonté était telle que rien ne m’arrêterait jamais, pourvu que je sois sur la glace. »
Pauline : « tu en as fait pendant combien d’années ? »
Jeanne : « Comme je te le disais, j’étais plutôt douée. Alors mon entraineur m’a encouragée à faire de la compétition. A 6 ans j’ai commencé à connaître le trac. Tu imagines ? Toute seule au milieu de la patinoire ? Tous les yeux sont fixés sur une seule personne, toi ! Tu ne peux pas rater, tu le fais pour toutes les personnes qui te regardent. C’est à la fois excitant et à la fois très angoissant. Je crois que j’aimais les deux sentiments de manière égale. J’ai gravi les échelons, j’avais l’âge requis à chaque fois pour passer d’un niveau à l’autre. A l’adolescence j’ai eu une période un peu difficile. Mon niveau m’imposait de me dépasser encore un peu plus. J’allais patiner le matin à 6h avant l'école. Il fallait travailler les figures imposées, les quarts, avoir une bonne tenue de bras, de tête. Le soir après les cours je devais y retourner. Cette fois il fallait travailler la vitesse, aller chercher tout ce que des quadriceps peuvent donner, sauter, tourner, tomber, se relever, pleurer… Je n’ai rien lâché et j’étais bien classée lors des compétitions. Ma mère choisissait les plus belles étoffes de son magasin pour faire confectionner mes tuniques ornées de strass et ajustées parfaitement à ma taille de guêpe (rires). L’année du bac a été très difficile. Le rythme était soutenu, mon envie d’étudier trop juste, j’ai dû redoubler ma terminale pour repasser ce bac que mes parents voulaient tellement que j’aie. Au risque de ne pas l’avoir, nous avons décidé ensemble que je devais lever le pied avec le patinage. J’avais à peine 17 ans, la patinoire de Reims je n’y retournerais que pour maintenir mon niveau, plus pour progresser. Nous y allions parfois en famille le dimanche matin. La minute de vitesse était un défouloir pour moi. J’allais plus vite que n’importe quel hockeyeur, j’allais aussi vite en avant qu’en arrière, je sautais par dessus ceux qui tombaient. Je crois que ma bonne étoile m’a empêché d’avoir des accidents qui auraient pu être graves pour moi ou pour les autres. C’est ainsi que s’est achevée cette période de ma vie. Il y a eu des moments difficiles, mais ces années-là restent les plus belles de ma vie. »
Pauline : « tu as donc fini par avoir ton bac ? » « et après qu’est-ce que tu as fait ? » « est-ce que tu as rencontré papy jeune ? »
Jeanne : « Oui j’ai eu mon bac, de justesse mais je n’avais aucune ambition de l’avoir avec une autre moyenne que 10. Le bac représentait uniquement pour moi une porte d’entrée vers des études supérieures. Alors ce fichu bac en poche j’ai commencé des études de journalisme. Je savais que ces études demanderaient du travail et de la rigueur, et malgré une scolarité toujours un peu juste, mes années de sport de haut niveau m’avaient montré que j’étais capable de persévérance et de ténacité quand cela me plaisait. Et j’avais entendu une interview d’un journaliste qui était un peu différent des autres. Il posait des questions dérangeantes, il osait, il se démarquait. Il avait fait écho avec mon tempérament fougueux, mon envie de casser les codes. Après 3 ans d’études à Reims, maman m’a accompagnée à Paris, elle m’a présenté des connaissances dans le milieu de l’écriture. J’ai commencé à travailler comme pigiste dans une petite agence de presse à Paris pendant les vacances d’été. Et de fil en aiguille j’ai poursuivi mes études dans la capitale, où les opportunités de stages et de petits boulots étaient plus nombreuses qu’en province. C’est aussi là-bas que j’ai rencontré l’homme de ma vie, ton grand-père. Louis était livreur de journaux, il allait d’agences de presse en agences de presse chercher ses lourds paquets de journaux fraichement édités qu’il chargeait sur son vélo pour aller les livrer chez les gens. Au début je ne savais pas qu’à côté de cela il écrivait. Avant de gagner sa vie avec sa passion de l’écriture, il devait enchaîner les petits boulots pour payer le loyer de sa petite chambre de bonne sous les toits de Paris. La vie n’était pas facile. Il était courageux. Il me raccompagnait chez moi le soir lorsque je finissais un peu tard. Il ne voulait pas que je rentre seule à vélo tard le soir. Tous les deux nous roulions sur notre vélo respectif jusqu’à la maison qui abritait ma chambre, je logeais chez l’habitant. Un soir, je ne sais toujours pas aujourd’hui comment ça s’est passé, nos vélos respectifs ont pris un autre chemin. Nous ne sommes pas arrivés devant mon lieu de résidence, mais devant son immeuble. Je suis montée boire un verre et c’est là que tout à commencé. Tu vois, nous avions 20 ans, aujourd’hui nous en avons 60 de plus et notre amour n’a pas pris une ride. Je suis bénie des cieux de vieillir à ses côtés. »
Pauline : « c’est tellement beau, et à la fois inaccessible pour moi, je me sens dans l’incapacité de vivre 40 ans avec le même homme mamie ! Mais dis-moi, que s’est-il passé entre vos 20 ans et aujourd’hui ? Parle moi de ton métier. Je sais que tu as eu une vie professionnelle riche et passionnante. »
Jeanne : « tu sais, c’est un incroyable privilège d’étudier le journalisme à Paris. Les opportunités de rencontres dans le milieu sont nombreuses. J’ai rencontré Léon Zitrone, Guy Lux, Mariti et Gilbert Carpentier, j’ai vu Claude François, applaudi Dalida, pleuré sur les chanson de Mike Brant… Et j’en passe. Papy était connu dans le monde de l’édition et moi dans le monde du journalisme. Nous allions au théâtre, au musée, nous étions invités aux vernissages de peintres encore méconnus à l’époque, nous côtoyions les hommes politiques. Même quand nous sommes devenus parents nous y allions avec les landeaux, nos filles étaient sages, elles semblaient baigner dans un milieu qui les fascinait elles aussi. Je me souviens que Danielle Gilbert passait le plus clair de son temps accroupie à jouer avec ta maman bébé. Elle la trouvait « choupinette » comme elle disait. C’était une jeune femme très gentille et affectueuse. Je peux dire que j’ai aimé mon métier autant que les rencontres qu’il m’a permis de faire. Nous avons pu concilier notre vie professionnelle et notre vie familiale. C’est un luxe de faire ce qu’on aime, j’en suis consciente et je remercie la vie pour cela.
Pauline : « Je crois que vous gagniiez bien votre vie papy et toi, est-ce que vous avez voyagé ? »
Jeanne : « oui un peu, mais, contrairement à ceux qui rêvent d’ailleurs, nous aimions notre quotidien. Bien sûr nous avons voyagé aux Pays-Bas, en Suède, au Canada, au Brésil, en Australie, en Pologne, en Russie, mais tu sais la France est belle avec ses multiples paysages, ses traditions culinaires, son bon vin, le monde nous envie Paris, il a raison, moi je ne m’en suis jamais lassée. Paris le soir, Paris aux aurores, Paris l’été, Paris sous la pluie, chaque facette a un charme fou, une odeur particulière. Je suis retournée de nombreuses fois dans ma ville natale, Papy aimait Reims et sa cathédrale, la vie y était plus calme que dans son Paris natal. Mes parents ont vieilli, il fallait y aller plus souvent. L’été nos filles allaient chez leurs grands-parents en vacances. Elles n’ont pas connu leurs grands-parents paternels, ils sont morts jeunes dans un accident de voiture, elles n’étaient pas nées. Alors elles ont eu une relation proche et privilégiée avec mes parents. Je crois que si elles sont devenues de belles personnes c’est grâce à cet équilibre familial. Il y avait beaucoup de joie, de respect et d’amour vrai dans la famille que nous avions construite papy et moi. »
Pauline : « dis mamie, qu’est-ce que tu aimes tant chez papy ? »
Jeanne : « comme je te l’ai dit, la première chose qui m’a frappée, en dehors de sa beauté bien sûr (rires), c’est son courage. Ton grand-père est un homme courageux, il a toujours su ce qu’il voulait et il s’est donné les moyens d’atteindre ses objectifs. Il m’a appris à ne pas douter, que nos limites sont celles que nous nous imposons. Quand tu as compris cela, la vie t’ouvre les bras. Ensemble cela nous a permis de sourire, d’aller de l’avant, d’aimer les gens. Et puis son amour m’a portée, dans ses yeux je n’ai jamais vu que de la beauté, il me renvoyait une image sublime de ma personne. Même la vieillesse a son lot de beauté dit-il. Mes yeux sont entourés de petites rides, il dit que ce ne sont pas des rides mais des rayons du soleil, mes mains sont recroquevillées et marquées par l’usure, mais il n’y voit que les marques de longues années d’écriture et de vie de journalisme, tout est beau avec ton grand-père, comment veux-tu que je sois malheureuse ? Bien sûr il n’est pas parfait, comme tous les hommes il laisse trainer ses chaussettes (rires), il n’a jamais aimé faire la cuisine, il se vexe parfois quand je lui dit qu’il ne m’a jamais emmenée à Venise, mais toutes ses qualités humaines et profondes m’ont fait passer sur toutes ces broutilles sans importance. C’est probablement ça notre force, nous avons toujours su voir le positif.
Pauline : « Merci mamie, tu es un exemple ! »
Jeanne : « Merci à toi ma Pauline de m’avoir écoutée. La vie est un cadeau, apprécie-le toujours à sa juste valeur, mets un coup de pieds aux barrières qui se dressent devant toi, tu verras, elles tomberont très facilement. Crois en toi, tu es capable de bien plus que tu ne penses. »
Lire moins